En septembre 2005, le rapport d’expertise de l’Inserm sur les "troubles de la conduite chez l’enfant et chez l’adolescent" préconisait le repérage des premiers symptômes chez les tout-petits (agressivité, colères répétées, faible contrôle émotionnel, indocilité) au titre de prévention d’une future délinquance. Leur persistance au-delà de 4 ans est en effet considérée comme un facteur de risque.
L’expertise a été d’autant plus contestée qu’elle a inspiré un projet de loi sur la prévention de la délinquance prévoyant notamment la création d’un “carnet de comportement“ dès 3 ans. Projet finalement retiré.
Reste, pour nous, une interrogation : qu’est-ce qui dans notre relation avec le tout-petit pourrait engendrer chez lui des troubles du comportement ? Réponses croisées de spécialistes de la petite enfance, unanimes sur ce point : rien n’est jamais joué, et c’est plutôt rassurant.
Le sentiment de sécurité intérieure est essentiel au bon développement du tout-petit. Il se construit essentiellement la première année dans la relation parent-enfant, par les réponses adaptées des premiers aux demandes du second.
Le bébé a besoin que sa mère ou son père réponde rapidement à ses besoins intenses. Non seulement pour l’en soulager, mais aussi pour lui montrer qu’il est capable d’agir sur son entourage pour obtenir ce dont il a besoin : manger, dormir, être changé, bercé…
Bien évidemment, cette réponse adaptée évolue à mesure qu’il grandit. Si elle est primordiale les premiers mois parce que le tout-petit n’a pas encore construit sa capacité à différer ses attentes, elle n’est plus nécessaire à trois ans ! L’enfant doit pouvoir au contraire expérimenter progressivement l’attente et la frustration.
La deuxième année est celle de l’exploration. Lorsque le sentiment de sécurité intérieur est là, l’enfant peut avoir confiance en lui et en ses parents pour s’en éloigner un peu et découvrir le monde qui l’entoure. Se pose la question du risque et des interdits posés par les parents. Leur cohérence et leur stabilité participent à l’étayage du sentiment de sécurité intérieure et à l’organisation des émotions. Ce mode de relation sécurisante influe sur la façon dont l’enfant établit des liens avec les autres, organise ses émotions, se construit comme un être social et sociable.
Lorsque cette relation n’est pas là , l’enfant risque d’être souvent débordé par ses émotions et de ne pas comprendre celles des autres. Il peut alors gérer son sentiment d’insécurité par des conduites inappropriées. En se montrant agressif par exemple, comme pour résoudre une tension interne, se “décharger“ de celle-ci.
Tout ne se joue pas pour autant avant trois ans, rien n’est jamais définitif ! Disons simplement que de bonnes bases facilitent le développement ultérieur de l’enfant.
Michel Dugnat, pédopsychiatre, responsable de l’Unité de prévention et de traitement des troubles de la relation précoce au centre hospitalier de Montfavet (“Famille et petite enfance“, éd. Erès)
A Lausanne, nous avons étudié des enfants d’environ un an qui n’avaient pas de bonnes relations avec leur mère, et d’autres pour lesquels cette relation était bonne. Nous les avons revus à l’âge de 5 ans. Avec cette question : le premier groupe rencontrait-il davantage de problèmes de comportements que le second ?
Globalement, nous en avons conclu que oui. Les débuts de la relation entre la mère et l’enfant semblent effectivement avoir une grande importance dans le développement émotionnel et social ultérieur de l’enfant.
Pour affiner notre étude, nous nous sommes ensuite penchés sur le parcours de vie de ces enfants, entre 1 an et 5 ans. Certains avaient beaucoup fréquenté la crèche, le jardin d’enfants, ou bien avaient été gardés par une nounou, une grand-mère. En prenant également en compte le nombre d’heures par semaine où ils avaient été confiés, nous avons constaté que les petits qui avaient été beaucoup gardés à l’extérieur rencontraient peu de problème de comportement. Les expériences relationnelles qu’ils avaient pu faire avaient, en quelque sorte, compensé les manques du départ.
On voit ainsi que tout n’est pas joué chez le jeune enfant. Si nous n’avions pas pris la peine d’approfondir en détail notre étude, nous aurions pu en conclure que tout est joué à trois ans. Or, on le voit bien, ce n’est pas vrai. Une difficulté de l’attachement parent-enfant peut poser problème, mais pas systématiquement. C’est un facteur de risque.
La toute petite enfance est un temps de grande perméabilité, ce qui s’y joue à ce moment-là marque et joue un rôle pour la suite plus important que les années suivantes. Mais toutes les expériences faites par l’enfant plus grand peuvent avoir un rôle de compensation. Chaque cas reste particulier.
Blaise Pierrehumbert, professeur de psychologie à l’Université de Lausanne (“Le Premier lien“ éd. Odile Jacob)
L’éducation que l’on donne à l’enfant, le fonctionnement de la famille dans laquelle il vit, jouent un rôle important dans la façon dont il va se développer et la survenue d’éventuels problèmes de comportements. Il est évident que plus un dysfonctionnement survient tôt, plus il est susceptible d’avoir des conséquences par la suite.
Mais dire que l’enfant en sera marqué de façon définitive, c’est faux. Rien n’est jamais définitif… jusqu’à la mort. N’oublions pas les importants travaux qui ont été faits sur la notion de résilience. Ils ont démontré qu’un départ difficile dans la vie ne conduit pas inéluctablement l’enfant à devenir un affreux jojo.
Certes, lorsqu’un gamin de 12 ans pose des problèmes de comportement, on s’aperçoit souvent que c’était déjà le cas à 3 ans. La réciproque, cependant, n’est pas vraie, il est important de comprendre cela : ce n’est pas parce qu’un petit de 3 ans manifeste des troubles du comportement qu’il en sera de même lorsqu’il aura 12 ans. On peut toujours changer. Tout comme certains élèves qui végètent à l’école peuvent se révéler brillants par la suite. Selon moi d’ailleurs, la période de remaniement la plus importante est l’adolescence.
Roger Lecuyer, professeur en psychologie du développement de l’enfant, Paris V (“Comprendre bébé en 40 questions“ éd. Dunod)
Il se passe beaucoup de choses importantes les trois premières années, particulièrement sur le plan de la relation entre le bébé et ses parents. Celles-ci peuvent être difficiles pour un tas de raisons dont personne n’est responsable : naissance prématurée, maladie, dépression de la mère, par exemple. Mais rien n’est jamais fichu, et les parents peuvent bénéficier d’un accompagnement pour leur aider à rétablir le lien. Il y a tant de facteurs qui jouent sur le développement de l’enfant qu’on ne peut jamais rien déterminer à l’avance : la culture familiale, la façon dont est constituée la famille, le mode éducatif et les expériences croisés des parents, le tempérament de chacun qui entre en résonance avec celui des autres… On peut d’ailleurs se demander qu’est-ce qu’une éducation idéale ? Selon moi, il n’y en a pas. L’éducation donnée par les parents est le résultat de l’histoire et du vécu de chacun, ajouté aux expériences de comparaison que l’on a pu faire chez les autres. Nous avons chacun nos failles, nous commettons des erreurs. L’enfant nous renvoie tôt à celles-ci, c’est ce qui nous permet d’élaborer progressivement notre propre chemin de parent. Le problème aujourd’hui, c’est que l’on supporte mal le tout-petit qui se met en colère, s’agite, fatigue et dérange. On voudrait qu’il soit tout de suite sage, obéissant, “parfait“. Pourtant, il est certain qu’un petit bouscule la vie, les certitudes, le rythme quotidien. Il ne faut pas en avoir peur, ni avoir peur d’être des parents imparfaits.Anne Gatecel, psychologue et psychanalyste (“L’Imaginaire“ éd. Bayard)